Sophie Brones

Réfractions
À propos de l’exposition Oasis d’Olivier Sévère

Des affiches avaient été accrochées ici et là dans les couloirs de l’école. Elles annonçaient l'exposition Oasis d'Olivier Sévère à La Maréchalerie, centre d'art de l'école d'architecture de Versailles.

- Oasis - Trois voyelles, cinq lettres, ce mot diffuse la sensation d'un climat. Je le reçus comme une adresse. Il m’incitait à revisiter des souvenirs, aujourd’hui légèrement enfouis, de ces missions archéologiques auxquelles j’avais participé dans la première décennie des années 2000 dans une oasis du désert occidental égyptien. Lors de la visite de l'exposition, je retrouvai ambiances, matières de cette expérience lointaine et passée. Étonnée par la force de ces réminiscences et par cette familiarité, je me demandais à quoi elle pouvait bien tenir. Provenait-elle des choses et des espaces représentés ? Du regard porté sur elles ?

Les oeuvres exposées là par Olivier Sévère ont été réalisées au contact de territoires situés, comme il le dit, « entre le Chott el-Jérid et les premières dunes du Sahara ». Elles sont en majorité vidéographiques, photographiques dans une moindre mesure. Qu’y voit-on d’une oasis ? Un film, Deux soleils, agence des séquences d’étendues désertiques soumises à la brûlure d’un astre redoublé. Entre deux eaux est une image fixe, une photographie d'un bassin de refroidissement dont la surface aqueuse semble onduler. Utique, un port sans mer, un plan fixe, mais filmique celui-là, sur une mosaïque antique recouverte d'une fine couche d’eau qui apparaît et disparaît alternativement, et fait varier notre perception.

Au centre de l’espace d’exposition, Les foudres tient lieu de contrepoint, sculptural, solide et fixe par cette position mais aussi par ce que l’œuvre représente et matérialise : le processus de vitrification instantané que produit l’impact de la foudre sur le sable. Voilà, de façon non exhaustive, pour les quelques choses et espaces représentés. L’espace produit est quant à lui tout autre : alors qu’on se déplace d’une oeuvre visuelle à l’autre, le medium photo ou vidéo s’efface derrière la plasticité des images. Chacune d’elles est une plongée dans la densité, dans l’intensité de la matière. C’est en effet l’observation méticuleuse des éléments – sable, roche, eau –, la description de leurs textures et du mouvement propre et réciproque qui les anime qui est ici, comme ailleurs dans le travail d’Olivier Sévère, au fondement de chacune des oeuvres. C’est sans doute là, dans cette forme d’observation, qui ajuste des distances et des proximités, que l’artiste parle une langue familière tout autant à l’archéologue qu’à l’ethnologue. Pour autant, si les traces, vestiges, effacements et abandons que traque le premier apparaissent, c’est toujours de façon décontextualisée. De même pour les formes d’appropriations et d’usages sur lesquelles travaille le second : elles restent hors-champ. L’artiste s’affranchit du contexte et de la description des pratiques. Il prélève, sélectionne, cadre, isole, diffracte, agrandit et recompose pour (mieux ?) faire voir, au prisme de son propre regard.

Cette question du regard est d’autant plus brûlante qu’en se rendant dans le Sud tunisien en avril 2019 dans le cadre de sa résidence à la Villa Salammbô, Olivier Sévère dit être parti en quête de mirages. Il se demandait comment capter puis représenter cet effet d’optique causé par un phénomène de réfraction, c’est-à-dire de déviation d’une onde lumineuse dans un contexte d’interaction particulière entre chaleur, pression et humidité, et qui fait apparaître à l’horizon la forme d’un reflet. C’est généralement celui du ciel, mais son ondulation et sa brillance nous font l’identifier à de l’eau. Ce qu’on appelle mirage, serait-ce donc à la fois cette apparition première et l’identification qu’elle produit ? Serions-nous capables d’y voir autre chose que de l’eau ? De voir, sans nécessairement reconnaître ? Ce serait là exhumer cette discussion déjà ancienne dans le champ de l’anthropologie, consistant à savoir s’il convient d’opposer le « rocher de l’observation et des faits » aux « sables mouvants de la théorie », en postulant une séparation entre une observation qui serait neutre et une interprétation engageant enfin les connaissances de l’observateur 1. Le mirage à lui seul nous le montre bien, la confrontation au réel engage systématiquement un acte de reconnaissance, un faisceau d’idées préexistant à la description. Voilà en d’autres termes une question que je vois posée par ce travail. Enregistrer, représenter un mirage, n’est-ce pas en premier lieu poser le problème des limites de notre perception ?

Le Chott el-Jérid, vaste étendue d’eau salée, ou asséchée selon les époques, s’inscrit dans une dépression de la topographie locale. Il est de ce fait bordé par plusieurs oasis qui bénéficient de la proximité de nappes phréatiques fossiles, rendant possible le forage, la mise en culture des terres (en premier lieu celle du palmier dattier), l'habitat et le façonnage des paysages. Les oasis sont donc ce milieu fortement anthropisé, dont la fragilité tient à l’équilibre entre un contexte semi-désertique ou désertique et ses ressources en eau. Dans celles du Sud tunisien, familles et espaces, cultures et sociétés locales, infrastructures et installations urbaines forment un monde étroitement imbriqué 2. Mais ces relations là ne sont pas pour autant le lieu d'où Olivier Sévère a conçu ses œuvres. Au prisme du mirage, ce phénomène d’identification de l’eau, de cette illusion qui n’en demeure pas moins représentable, il raconte le problème actuel de sa raréfaction. Et depuis une zone liminaire à celle de l’activité humaine, il nous propose d’observer, comme il le souligne, un « temps géologique ». Celui-ci révèle d’abord un mouvement, qui épuise le regard. Que ce soit celui du jaillissement de l’eau sur le lieu d’un forage filmé au cours d’une nuit du mois de Ramadan (Flux), ou celui de son évaporation (Utique, un port sans mer). Tandis que la mer s’est retirée d’une dizaine de kilomètres de l’antique port d’Utique, des mosaïques romaines figurent le vivant, mollusques et poissons, dans une représentation éphémère puisque perçue ici dans ce film à travers un phénomène d’évaporation qui tour à tour les fait apparaître puis disparaître dans une aveuglante clarté. Bien que le site d'Utique se trouve près du littoral, hors de l’espace-temps oasite, ce mouvement de l’eau que l’artiste appelle « respiration » n’est pas sans référer à celui qui la fit se retirer il y a des milliers d’années d’autres lieux du Sahara oriental, où des coquilles fossiles abondamment présentes au sol constituent l’un des vestiges les plus sensibles. Enfin, ce mouvement insaisissable, c’est aussi celui du vent, qui provoque l’écoulement du sable de la crête des dunes – et leur inéluctable déplacement.

Ce hors-champ de l’action humaine, celle qui a foré, construit le bassin de refroidissement ou assemblé les tesselles de la mosaïque, révèle donc l’action conjointe des éléments « non-humains » et les métamorphoses qu’elle provoque. Dans ce découpage, cette recomposition, dans ces rapprochements, ces œuvres nous décentrent en même temps qu’elles pointent les limites de notre regard. Elles nous montrent les choses tout en mettant en évidence des impossibilités : mirages, reflets, miroitements, difficultés d’accommodation, impossibilités de fixer, de contenir ne serait-ce que par la vue le moindre grain de sable. Transposées de ces espaces lointains à l’espace enclos de l'exposition, conçue en elle-même comme une oasis, ces images nous interpellent : qu’y a-t-il que mes yeux n’auraient pas su voir là bas ? C’est sans doute là que réside, finalement, une forme d’adhérence, dans ce trouble ramené ici-même, partout présent dans la contemplation des œuvres.

Sophie Brones*, juillet 2023.

* Sophie Brones est anthropologue et maîtresse de conférences à l’École nationale supérieure d’architecture de Versailles.
1. D’après une formule de J. G. Frazer cité par R. Thornton, lui-même cité par Gérard Lenclud, « Quand voir, c’est reconnaître. Les récits de voyage et le regard anthropologique », Enquête, n°1, 1995, p. 1.
2. Voir notamment Nicolas Puig, Bédouins sédentarisés et société citadine à Tozeur, Sud-Ouest tunisien, P 42 aris, Karthala, 2004.

Florian Gaité

Olivier Sévère, Biominéralisme et rudéralité.

On ne compte plus les références de la jeune scène artistique à l’univers minéral. Ne serait-ce qu’en France, Maude Maris, Pieter Van der Schaaf, Edouard Wolton, Marie Lelouche, Vincent Voillat, Evor, Anna Tomasgewski, Coraline de Chiara, Eric Stephany ou Thomas Hauser, pour ne citer qu’eux, s’emparent du motif de la pierre comme d’un ressort plastique capable d’interroger le rapport de l’homme contemporain au vestige, à la nature ou à la figure totémique. Parmi eux, Olivier Sévère se distingue en conférant à son matériau une vibration et un dynamisme qui empruntent résolument leurs lignes de force à l’organicité. Prolongée en des ramifications réticulaires (Métalepse), baignée d’une luminosité auratique (Polyèdres), volant en éclats suspendus (Précipitation), photographiée en effusion (Ci-dessous) ou hybridées entre elles (Agrégat), les pierres d’Olivier Sévère s’affirment comme des proto-organismes sensibles qui font rupture avec la représentation de corps inertes à laquelle la doxa scientifique les a traditionnellement assignée. Présentée lors de la dernière Nuit Blanche Mayenne, l’installation vidéo En Substance relève de cette même intention plastique, tout en inscrivant plus franchement la vitalité au cœur de son propos. Œuvre spéculative, plus que simplement poétique, elle tente de donner forme à l’intuition d’une vie des pierres, d’un biominéralisme dont la science contemporaine commence à entrevoir la réalité.

En Substance. La nuit tombe sur Mayenne. Cernée par des arbres broussailleux qui en obstruent la vue, une clairière jonchée de feuilles mortes accueille un plan d’eaux stagnantes et un vieux cabanon de pierre aux airs de masure. Dans le premier, une plaque de marbre clair, du bardiglio, flotte comme par magie à la surface de l’eau, en rappel d’une autre de ses œuvres, Sombrer, dans laquelle une assemblée de ces mêmes plaques, disposées dans un bassin, évoluaient sans jamais couler. En fond, une bande-son mixant les bruits de divers phénomènes naturels (écoulement d’eau, séisme, glissement de terrain..) dramatise l’atmosphère et donne à cette scène quasi statique la charge d’un événement. Dans le cabanon est projetée la vidéo de cette même plaque dont on peut suivre la lente pérégrination à travers un canal. L’effleurement des feuilles bordant le chenal, le rythme langoureux de sa progression et le montage de deux couches vidéo en dialogue concourent à installer un univers sensuel et contemplatif, qui suggère plus qu’il ne dit. Entre réalisme documentaire et traitement fictif, Olivier Sévère transforme le pan de marbre en une Ophélie minérale dont la dimension mélancolique est redoublée par les effluves automnales d’humus. Appel appuyé à faire retour sur le passé, l’objet, empreint(e) de nostalgie, se positionne comme la trace d’une origine dont il appartient au public de retrouver l’accès.

Biominéralisme. Bien qu’affilié à une tradition essentialiste, le terme de « substance » renvoie ici moins à une identité qu’à un processus. Olivier Sévère s’interroge sur la genèse métamorphique du marbre qui, issu des zones calcaires, émerge de la cristallisation de sédiments sous-marins. Les veines de la roche y apparaissent comme autant de traces tangibles de cette archéologie hydride où les règnes végétal et minéral se confondent en un tout biomorphique, résistant au passage du temps. Ici à l’œuvre, le regain de vitalité actuel pour la matière minérale, bien souvent limitée à la forme quelque peu mortifère de la ruine, accompagne une révolution scientifique — certes encore discrète mais notable — qui reconsidère la dimension anorganique de la minéralité. Une étude menée en 2014 par des physiciens-biologistes du CERN (Paris VII), dirigée par Guy Yom Fodrill, a ainsi mis au jour l’existence de réseaux de cellules vivantes au cœur de l’organisme de tous les minéraux. En outre, reconsidérant la biosphère depuis l’émergence de la vie, ces mêmes scientifiques ont démontré comment l’agglomération de cellules mortes Eucaryotes et Procaryotes a permis la constitution des rochers à l’aide desquels les premiers êtres microscopiques ont pu rejoindre la surface et coloniser la Terre. Ainsi replacé dans une histoire du vivant, le règne géologique rejoint la grande histoire de la biologie évolutionniste, dont En Substance extrait un épisode, aménageant dans cette clairière l’espace d’une micro-narrativité.

Rudéralité. Témoignage d’une biogenèse ancestrale, transcendant les âges et les lieux, l’œuvre met en jeu une plasticité survivante, où la vie fossilisée négocie avec une nature profondément vivace. Travail de taille artisanale autant que sculpture de l’image, du son et de l’espace, En Substance installe les conditions d’un dialogue nourri entre l’objet flottant et l’environnement naturel qui l’accueille. Dans la vidéo, la surface polie et lustrée du marbre introduit un jeu de miroir entre la blancheur du rectangle et le bout de ciel qui se dessine au-dessus, tandis que dans l’installation la brillance de la plaque renvoie au miroitement de la lumière sur l’eau, le tout appuyant le contraste avec l’obscurité de la clairière. A considérer cette interpénétration de l’organique et de l’inanimé, on pourrait alors évoquer à son propos une esthétique du « rudéral », pris dans son sens botanique, c’est-à-dire qualifiant des plantes qui poussent sur les décombres, les ruines ou les déchets. Bien qu’inscrit dans un registre naturaliste, le geste plastique d’Olivier Sévère prend en effet ironiquement ses distances avec l’idée d’une « nature morte » pour produire l’image d’un monde où la définition de la vie, telle que nous la comprenons habituellement, vacille. En un sens, toute l’œuvre du plasticien semble vouée à aider la nature à reprendre ses droits, en permettant au minéral de reconquérir le champ du vivant. Dans une pièce de 2014, Par Monts et par vaux, réalisée avec la paysagiste Évelyne Darcy, Olivier Sévère proposait déjà cette réconciliation des contraires — ici, la montagne et la vallée — en couchant du marbre brut de Carrare sur un lit de végétaux. En Substance prolonge cette intention en proposant un paysage cosmique au sein duquel la plaque incarne un protagoniste régénéré dont la pulsion vitale ne cesse de battre. Au croisement du discours savant et de la parole poétique, elle permet à Olivier Sévère de s’emparer de la question biomorphique pour redessiner, tout en finesse et subtilité, le sens et l’essence de la minéralité.

Céline Flécheux

Olivier Sévère a passé une partie de l’année 2010 en résidence à la Cristallerie Saint Louis en Lorraine. Il y a produit différentes petites pièces qui, toutes faites de cristal, ressemblent à des pierres de différente nature (galets, ardoise, pavé, etc.).


L’ensemble réalisé diffère des objets produits auparavant par l’artiste. Ceux-ci étaient des objets du quotidien produits dans un matériau qui les rendait inutilisables. De la corde à sauter en verre aux brassards en bronze, en passant par des savons et des oreillers en marbre ou des palettes en plâtre, chaque objet était soigneusement choisi selon son origine industrielle, en fonction de son caractère tactile ou fragile et en relation avec des expressions de la langue qui en soulignaient l’ambiguïté. Le matériau de substitution faisait, en quelque sorte, que ces objets devenaient des sculptures, dont le titre était un élément à part entière.

Avec le travail réalisé à Saint-Louis, la forme qui résulte du changement de matériau compte moins que le processus de métamorphose. Là où le verre et le marbre offraient des objets décalés qu’on pouvait encore nommer, le cristal fait butter le langage sur un problème qui lie production et nomination. Les pièces réalisées à Saint Louis n’ont, en effet, pas de titre ; on les désigne par leur ressemblance avec la pierre modèle (on y parle de galets, de pépite, de pavés ou d’agates, etc.), mais on éprouve quelque difficulté à singulariser, avec des mots appropriés, les blocs, les tailles, les matières, les couleurs. Invisible car transformé jusqu’à devenir méconnaissable, le cristal pose la question du travail, depuis le mode de production jusqu’au mode d’exposition. S’ils témoignent d’un savoir-faire de très haut niveau, les cailloux, galets, ardoises réalisés en cristal déplacent la technicité hors du champ attendu de l’artisanat de luxe pour revenir aux principes et procédures essentielles de la sculpture. Quel rapport l’artifice entretient-il avec la nature, comment rendre visibles — ou invisibles — les étapes de transformation des matériaux et comment présenter le résultat de pareilles expériences sans exposer des bouts d’essai ? Les mêmes questions traversent toute l’histoire de la sculpture, qui ne peut faire l’économie du matériau, de la technique et de la « teneur » physique d’une pièce.

Face à de telles questions qui se sont posées à lui de façon récurrente dans ce lieu très particulier qu’est la Cristallerie, Olivier Sévère a choisi de remonter en deçà des objets afin de faire des choses dont la réalisation raconte l’histoire de leur production. Produire des pierres à partir du cristal reconduit en quelque sorte le cristal dans sa région primitive, le sable. La fin du processus de transformation fait ainsi signe vers ses origines, et c’est à nous, spectateurs, que revient le grand récit de cette histoire. Cette histoire raconte comment le cristal contient en puissance d’autres minerais, naturels ou artificiels, comme s’il était à la source et à l’ultime déploiement de tous les matériaux sur terre.

La géologie, l’histoire naturelle, les curiosités sont autant de champs qu’appellent ces nouvelles pièces. Mais face à ce type de production, la question est la suivante : comment des choses artificielles aussi proches formellement de la nature font-elle œuvre ? Tel l’enfant dans Le Joujou de Baudelaire, l’artiste, fasciné par son nouveau matériau, ne donnerait-il à voir que des expérimentations sur le cristal ? Trois points semblent, au contraire, tirer vers l’œuvre. Le rapport au langage, d’abord : on a relevé la difficulté à nommer la série de pierres produites à partir du cristal. Si on leur réserve le nom offert par la ressemblance avec leur matériau d’origine (galets, rochers, pavés, pépite, etc.), que devient alors la part fabriquée de ces pièces, qui sont taillées, moulées, soufflées, etc. ? Ce point met en péril l’idée même de classification sous-jacente à l’histoire naturelle : que peut-on collectionner qui n’a point de nom ? Ensuite, si les pierres réalisées en cristal n’ont ni nom, ni titre, l’ensemble en a un, tiré d’un aphorisme d’Anaxagore, « De rien ne se crée rien », qui place la question de la production au cœur de l’œuvre : l’artiste est non pas créateur, mais en retrait par rapport à cet immense travail de transformation permanente de la nature. Et ce qu’Olivier Sévère fait passer dans le matériau, plus que la simple matière, c’est le temps : temps de l’histoire de la Terre, temps de l’histoire des techniques et temps du présent, cristallisé dans les différentes tensions qu’offre le monde incroyablement diversifié des pierres. Enfin, ce qui tend vers l’œuvre et qui fait de ces pièces des sculptures, c’est le rapport au plan qu’elles semblent appeler. Leur échelle relativement petite, leur maniabilité, leur extrême fragilité, tout, en elles, désire la dimension du plan pour y être déposées et contemplées.

Ce désir du plan est manifeste dans la série de dessins sur papier millimétré logarithmique de 2010. Olivier Sévère y montre la page recouverte d’une grille qui disparaît sous de la peinture blanche en bombe, comme si elle s’enfouissait sous une couche de minuscules particules de peinture ou qu’elle s’évaporait dans l’air. Là encore, nous assistons au processus de recouvrement d’une surface par de la peinture en bombe tout autant qu’au résultat qui vient de cette technique. Le titre même de cette série porte la trace de son effectuation : De la Dispersion. La matière se fait à ce point oublier que c’est moins de la peinture blanche que nous voyons qu’un éblouissement. Point de dessin ici, mais la volatilité en acte des éléments qui fait vibrer le plan entre tracé et lumière.

Mais de la dispersion ne découle pas la plainte du fragment ; grâce à la technique, fréquemment cachée, Olivier Sévère retrouve la permanence des choses sous leur aspect éphémère, brisé ou isolé. Le marbre a remplacé le savon. Près des pierres et de la nature, le sculpteur renoue avec les accidents de la matière, les irrégularités de la surface et les procédures de transformation. « De rien ne se crée rien » loge ces questions à l’aune des gestes originels de la sculpture.

(1) Yoko Ogawa, Manuscrit zéro (2010) Trad. Rose-Marie Makino, Actes Sud, 2011, p. 87.

Charlotte Morel

Jouant sur le mode de la réplique, les sculptures d'Olivier Sévère refusent de se dévoiler immédiatement, à l'image de Knock-Out, sac de frappe taillé dans un bloc de marbre de carrare et reproduit au détail près, jusqu'à l'empreinte des coups portés.

En demeurant au seuil de l'illusion, les "objets non conformes" cultivent une esthétique de l'écart, transforment le souple en rigide, le léger en lourd, le solide en fragile. La pierre - qui constituait jusqu'alors un des nombreux matériaux de substitution à partir duquel l'artiste opère ces mutations - devient l'objet de spéculation de ses dernières réalisations. En résidence aux Cristalleries de Saint-Louis, à l'invitation de la Fondation d'entreprise Hermès, Olivier Sévère poursuit une réflexion qui fait s'entrecroiser les notions de naturel et d'artificiel afin de sonder les différents états de la matière.

Dans la rigueur de l'expérimentation, l'artiste remonte aux sources du cristal, pour redonner à celui-ci la forme originelle de sa matière première, la pierre devenue sable. Exaltant les propriétés du matériau et déployant l'éventail des techniques et savoir-faire d'une manufacture, l'artiste compose une curieuse collection, entre opacité et transparence, du formel à l'informel: des fragments de pierres plates réalisés en cristal noir, des blocs de roche en cristal clair et flanelle soufflé moulé, ou encore des éclats de minéraux issus de l'amalgame de cristal clair et de baguettes de couleur pour approcher cet aspect si particulier de la calcédoine. À travers ce processus de création qui convoque le sentiment de l'érosion, Olivier Sévère engage une réflexion sur le cycle continu d'un objet non usuel, initiant dans sa pratique une nouvelle généalogie des formes.

Jean-Christophe Arcos - Olivier Sévère

Olivier, dans ton travail, tu opères toujours un déplacement, un mouvement, que tu imprimes directement à la matière. Pour ces formes que tu as réalisées aux Cristalleries Saint-Louis grâce au soutient de la Fondation d'entreprise Hermès, on pense plutôt à des fragments, à des restes d'objets. Est-ce qu'il s'agit là d'un mouvement ultime?

Je parlerais dans un premier temps d'un déplacement latéral des questionnements liés à ma production plutôt que d'un mouvement ultime. Déplacement latéral car il y a eu une réelle métamorphose, programmée, dans ma façon d'aborder mon travail lors de ce projet. Il est assez facile pour un artiste de suivre un schéma de réflexion qui fait écho avec son public, en revanche, il est beaucoup plus difficile de s'extraire de ce schéma. Mais cela reste un de nos rôles d'artiste de surprendre et de convier les pensées vers des zones nouvelles. C'est exactement ce que je souhaitais faire en m'engageant dans ce projet de résidence avec la Fondation d'entreprise Hermès. Et c'est la qualité exceptionnelle des savoir-faire mis à ma disposition qui m'a permis de m'éloigner d'une zone pour en rejoindre une nouvelle. Ces savoir-faire aux niveaux techniques élevés et empreint d'une histoire industrielle riche m'ont permis d'envisager de nouveaux processus de création et de les appliquer à un projet qui vient jouer cette métamorphose.

Tu parles de mouvement ultime, cet ensemble de fragments de pierres, de roches, ces « restes d'objets » sont en réalité le commencement d'une chose plutôt que la fin. Il sont le début d'un cycle perpétuel de la matière et comme tout cycle on peut les situer soit au début soit à la fin, c'est une question de lecture. La pierre, élément constitutif du sol sur lequel nous vivons peut subir naturellement ou artificiellement des modifications et devenir du sable. Ce sable entre dans la composition du cristal très majoritairement. L'artiste à travers son geste peut donner artificiellement une forme à ce cristal et j'ai ainsi décidé de lui redonner la forme de son matériau constitutif. Cette suite de fragments, composée d'ensembles de roches, de pavés, de galets ou d'ardoises que j'ai réalisé en cristal est le reflet de l'histoire et de l'origine du matériau qui les compose. Et de cette façon l'ouverture temporelle que je rends visible compose une ouverture dans mon travail.

Paradoxalement, tout en manipulant un matériau qui demeure inchangé, tu as déplié l’éventail des formes prises lors des différents états de ce matériau. En confrontant le matériau à sa mutation, naturelle ou technique, tu poursuis avec une autre syntaxe tes recherches sur ce que tu nommes le « déplacement latéral », tout en mettant au jour l’animation de la matière elle-même, au gré d’une érosion, d’une sédimentation. D’une certaine façon, tu as produit des objets naturels.

Tout a fait et c'est là l'objet de la métamorphose dont nous parlions précédemment. Jusqu'ici ma production était contenue et se raccrochait à une forme de système, de schéma qui de façon certaine jouait le rôle de garde fou. Ici, avec ce projet j'ai entamé une réflexion nouvelle qui se libère de ce garde fou et qui a pour effet d'apporter du vertige ainsi qu'une forme de risque dans l'élaboration de mes oeuvres. Je me suis affranchi de ce système et me suis plongé dans les strates constitutives de mon travail. J'ai voulu avec ces oeuvres explorer l'origine, la genèse et la matière constitutive du cristal. Son histoire naturelle en somme. En m'entretenant avec une grande partie des artisans mais aussi des scientifiques et en particulier Virginie Dematteis, la chimiste de la Cristallerie, j'ai puisé dans l'histoire industrielle de Saint-Louis mais aussi dans l'histoire naturelle du cristal. Remonter aux sources du cristal, à sa composition, à sa chimie est une manière pour moi d'engager une réflexion sur le caractère continu d'un objet non usuel, la pierre, elle-même principale composant du cristal sous forme de sable, tout en utilisant de façon croisée les notions de naturel et d'artificiel. J'ai fabriqué avec les artisans des objets naturels artificiellement. J'utilise les mots « puiser », « vertige » ou « plonger » non pas par hasard mais pour illustrer l'amplitude des connaissances et des savoirfaire que j'ai découvert et questionné au cours de ce projet. En parlant de choix précis des mots, je voudrais citer le titre d'une exposition, remarquable, de Claire Le Restif « Le travail de rivière » (qui a eu lieu à l'hiver 2009 au CREDAC). Ce titre que je trouve juste m'a occupé l'esprit tout au long du travail. Car il parle de façon direct et poétique de l'immense action naturelle qui se déroule constamment depuis la nuit des temps sans presque qu'on le remarque. L'eau transforme la pierre en sable. Cela fait parti des phénomènes les plus évidents mais que l'on ne prend pas toujours le temps d'envisager ou de comprendre. Avec ce projet je me suis laissé conduire à raconter, au gré d'une sédimentation et d'une érosion, comme tu le fais remarquer, une histoire naturelle à travers ce matériau dont les qualités insoupçonnées et plus étonnantes les unes que les autres se sont illustrées. Les apparences qu'a pris le cristal au file des expérimentations n'ont cessées de me guider vers ses états naturels.

Ce garde fou qui te retenait, en somme, serait superposable à une imagerie héritée de l'histoire de l'art, un ensemble touffu de représentations, d'usages, de conventions, voire de convenance. En te délestant de ce poids, tu as pu investir les secrets, la chimie, du cristal pour créer une série d'objets qui se chargent à leur tour de la valeur métonymique de l'histoire naturelle. Entrer dans la nature, ou plus exactement l'approcher au plus près.

Approcher la nature au plus près, c'est effectivement une façon de comprendre les notions que j'aborde dans mon travail. Je questionne souvent les origines naturelles de la matérialité de ce qui nous entoure. Forcé d'admettre que plus que « d'approcher au plus près de la nature » nous y sommes bel et bien, le naturel nous entoure aussi citadins que nous soyons. Le titre que j'ai donné à cet ensemble d'oeuvre, De rien ne se crée rien, n'est pas le fruit du hasard, il s’approprie un aphorisme d’Anaxagore, Rien ne naît ni ne périt, mais des choses déjà existantes se combinent, puis se séparent de nouveau. L'homme ne crée pas en temps que tel de nouvelle matière, pas encore en tout cas. Il compose, assemble, transforme des choses qui existent déjà. Il ne produit pas à proprement parler de matière supplémentaire, alors qu'il est capable de produire de la pensée à l'infinie. Tout être et matière ne se produisent ni ne se créent, mais se transforment. Ce que nous produisons artificiellement n'est qu'une transformation de la nature. Ce constat n'est peut être pas amené à perdurer et c'est en cela notamment que nous vivons une ère scientifique riche et historique. Mais pour l'instant nous ne sommes pas tout à fait capables de créer de nouvelles matières qui ne proviendraient de rien qui n'existe déjà. Mes recherches et production récentes traitent, à des niveaux différents, de ce constat. C'est le cas notamment d'un certain nombre de sculptures en marbre que j'ai réalisé ces deux dernières années, le marbre est un matériau naturel, cela personne ne le remet en question, cependant mes recherches m'ont appris que cette roche métamorphique est, entre autre, d'origine végétale. Des végétaux une fois sédimentés ont formé de gigantesques masses de calcaire qui ont subit, sur quelques centaines de millions d'années, ce qu'on appelle le métamorphisme, un processus géologique complexe. Même la nature, accomplie, d'elle même, des processus de transformation, c'est bien sûr d'elle que nous nous inspirons. Au-delà de ces observations auxquelles tout être curieux peut aboutir, la réflexion que l'artiste peut apporter par un changement de désignation des choses qui nous entourent est d'envisager différemment la nature de notre environnement.

J'aimerais aussi évoquer ton rapport à l'objet : il paraît pour toi mêler un matériau pur tout en renvoyant à des formes brutes. Cette tension est-elle au coeur de ton travail?

La question de l'objet a elle aussi beaucoup évolué dans mon travail depuis la réalisation de ce projet. Finalement j'ai opéré un basculement. De formes dessinées, issues directement du design, réalisées avec des matériaux inappropriés qui mettaient en valeur la forme même et la fonction de l'objet via une esthétique de l'écart, je suis passé à des formes brutes, non dessinées, si ce n'est par la la nature elle-même, qui viennent désigner, qualifier voir décrire l'essence même d'une matière, sa nature, sa genèse. Dans les deux cas de figure la tension est évidemment la variable qui m'intéresse. Tendre c'est à la fois tenir quelque chose en état d'allongement, comme un questionnement que l'on déploie vers une réponse, et c'est aussi présenter quelque chose en l’avançant, soit l'objet même d'une oeuvre d'art selon moi, rendre visible ce que l'on ne voit pas forcément. Je dirais que la tension est présente de cette façon dans un grand nombre d'oeuvres d'art avec bien évidemment des nuances et des intensités variables. Dans mon travail elle se manifeste aussi par l'équivoque car la réponse claire et définitive n'est pas ce qui m'intéresse avant tout, les incertitudes engendrées par une recherche ou par une interrogation sont davantage de nature à maintenir l'éveil et la curiosité.

Jean-Christophe Arcos – Olivier Sévère / Paris mars 2013

Emmanuel Saulnier - Olivier Sévère

Après l’atelier aux Beaux Arts de Paris, d'abord avec Eric Dietman puis avec moi et l’exposition Dur/Fragile que nous avons faite en 2003 à la Biennale d'Istanbul, tu as produit une œuvre remarquée à l'Hôtel de la Monnaie qui a été montrée à la Générale. Je me souviens de ce reportage dans l'émission "Des racines et des ailes" où tu parles de cette expérience de production.

Tu es invité ensuite à Limoges par le Centre de recherche des arts du feu et de la terre où tu réalises quelques pièces qui viennent d'être présentées à la Manufacture de Sèvres. Donc autant d'expériences menées, mais ici à la Cristallerie Saint Louis Hermès je sens un engagement tout autre. Tu parles là d'ailleurs, d'une immersion...

« Immersion » est en effet le mot juste qui s'applique à l'expérience de résidence que je vis actuellement. Entre autres, le cours d'eau qui traverse une vallée du parc naturel des Vosges du Nord, est à l'origine de l'implantation de la Cristallerie Saint-Louis à Saint-Louis-lès-Bitche.

Depuis des siècles la manufacture produit sans cesse sur ce cours d'eau, jour et nuit tous les jours de l'année. Résider et produire des oeuvres dans la Cristallerie implique de se plonger, de s'immerger dans les univers de travail du verre chaud et du verre froid. J'ai appris à connaître ces deux mondes en rencontrant de très nombreux artisans, techniciens et ouvriers qui à travers leurs paroles et leurs gestes m'ont ouvert des nouvelles voies de travail. Cette opportunité unique de travailler dans cet environnement si particulier opère sur mon mode de production et par conséquent sur mes nouvelle réalisations.

L'engagement ici est double, il est de confronter son propre travail à des moyens peu habituels que sont ceux d'une cristallerie afin de réaliser une production singulière. Mais l’engagement est aussi de comprendre et d'assimiler les savoir-faire afin d'être juste face à un matériau tel que le cristal. C'est en tout cas une conviction qui me porte tout au long de ce projet.

J'ai l'impression que cette découverte de l'échange avec des souffleurs, des tailleurs, des graveurs... autant de corps de métier aujourd'hui rares par leur compétence mais aussi d'autres créateurs sur place, je pense par exemple à Patrick Neu, ou à une ingénieure comme Lætitia Mattioni, qui ont accompagné ta recherche, bref cette expérience de partage, n'a en rien altéré ta position, cette part profonde de solitude qui est évidente dans chacune de tes pièces antérieures.

La production engagée lors de cette résidence se développe autour d’un principe qui mêle le travail de réflexion, plutôt solitaire, la mise en place de la réalisation, qui ici s'effectue avec à la fois Patrick Neu et Lætitia Mattioni, ainsi que la réalisation elle-même avec différents artisans autant au chaud qu'au froid. La solitude dont tu parles est un élément intrinsèque au processus de création, au mien tout du moins, mais elle est encore plus justifiée si elle est contrecarrée par des rencontres et des échanges autour de la technique. Le matériau est le premier sujet de ma sculpture. Ne pouvant pas maîtriser le savoir-faire de chacun d'entre eux, la collaboration avec des artisans spécialisés s'impose et c'est précisément ce qu'il se passe ici avec le cristal. Sans compter que ce matériau convoque un nombre de savoir-faire totalement surprenant, cette profusion de techniques m'a permis de déplacer ma production vers des zones peut être moins minimales qu'à mon habitude.

Loin de constituer un poids l'invention de l'ensemble des pièces qui ont été réalisées à Saint-Louis et qui évolue en série montre un flux de production vivace et libre. Tu livres ici tout un éventail de propositions. Le haut niveau de savoir-faire que tu rencontres semble libérer des énergies et t'inciter à la métamorphose de façon radicale.

La métamorphose que tu évoques constitue un enjeu personnel depuis le début du projet. J'entends par métamorphose un déplacement latéral des questionnements liés à ma production. Il est assez facile pour un artiste de suivre un schéma de réflexion qui fait écho avec son public, en revanche, il est beaucoup plus difficile de s'extraire de ce schéma. Mais cela reste un de nos rôles d'artiste de surprendre et de convier les pensées vers des zones nouvelles. C'est exactement ce que je souhaitais faire en m'engageant dans ce projet de résidence avec la Fondation d'entreprise Hermès.

Et c'est effectivement la qualité exceptionnelle des savoir-faire mis à ma disposition qui m'a permis de m'éloigner d'une zone pour en rejoindre une nouvelle. Ces savoir-faire aux niveaux techniques élevés et emprunt d'une histoire industrielle riche m'ont permis d'envisager de nouveaux processus de création et de les appliquer à un projet qui vient jouer cette métamorphose programmée.

Plus que d'énergies libérées je parlerai d'énergies² (au carré), c'est à dire de mes énergies multipliées par celles des maîtres verriers et des artisans. Le produit qui en résulte constitue une invention collective, à quatre mains ou plus, par conséquent très vivante puisqu'en résonance avec à la fois les sensibilités des artisans mais aussi chaque technique singulière rencontrée.

Si l'invention est vivace et libre c'est que l'ambition de ce projet de résidence est atteinte et que les liens tissés entre l'artiste et l'ensemble de la population manufacturière, sont sans accrocs. On parle de fusion pour le cristal c'est un peu cette l'alchimie là qui se joue ici.

Justement, ces «  nouveaux » pavés, galets, rochers, ardoises, fougères fossiles, toute cette suite que tu as réalisée à St Louis [que tu nommes "collection"] semble puiser dans une Histoire Naturelle.

Le principe de ces oeuvres renvoie au stade minéral et originel du cristal, à ses matières constitutives. Cette référence au temps et à la composition de la matière, c'est une nouvelle proposition dans ton travail.

Hier ta démarche pointait le jeu, le sport, la vie quotidienne. Il semblait même de façon systématique enclore et retenir un souffle très temporel. Mais ici c'est tout un autre processus que tu montres, associes et qui se joue, et un autre tempo, non?

Tout a fait et c'est là l'objet de la métamorphose dont nous parlions précédemment. Jusqu'ici ma production était contenue et se raccrochait à une forme de système, de schéma qui de façon certaine jouait le rôle de garde fou. Ici, avec ce projet j'ai entamé une réflexion nouvelle qui se libère de ce garde fou et qui a pour effet d'apporter du vertige ainsi qu'une forme de risque dans l'élaboration de mes oeuvres. Je me suis affranchi de ce système et me suis plongé dans les strates constitutives de mon travail.

Tu utilises le mot « puiser », et nous savons tous les deux l'importance qu'ont les mots que nous utilisons, j'utilise de mon coté les mots « vertiges » ou « plonger », il y a là une amplitude, celle-là même que j'ai voulu donner à mon travail. Remonter aux sources du cristal, à sa composition, à sa chimie est une manière pour moi d'engager une réflexion sur le caractère continu d'un objet non usuel, la pierre, elle-même principale composant du cristal sous forme de sable, tout en utilisant de façon croisée les notions de naturel et d'artificiel.

La pierre, élément constitutif du sol sur lequel nous vivons peut subir naturellement ou artificiellement des modifications et devenir du sable. Ce sable entre dans la composition du cristal très majoritairement. L'artiste à travers son geste peut donner artificiellement une forme à ce cristal et j'ai ainsi décidé de lui redonner la forme de son matériau constitutif. Cette suite, composée d'ensembles de roches, de pavés, de galets ou d'ardoises que j'ai réalisé en cristal est le reflet de l'histoire et de l'origine du matériau qui les compose. Et de cette façon l'ouverture temporelle que je rends visible compose une ouverture dans mon travail.

Les gravures à l'acide de feuilles de fougère qui apparaissent comme des empreintes fossilisées dans des roches en cristal sont aussi des éléments puisés dans une histoire naturelle et dans l'Histoire de Saint-Louis puisqu'une des raisons de l'implantation des cristalleries françaises en Lorraine est la présence de fougères qui, à l'époque, étaient la source principale de potasse, qui est lui-même un élément de composition indispensable au cristal. Ce regard croisé sur la chimie, le minéral, l'Histoire m'a permis de travailler dans un espace temporel élargi et inédit dans mon travail.

Les premières lignes du livre de Wittkower Qu'est ce que la sculpture?* sembleraient correspondre avec ton propos. « Tous les matériaux susceptibles d'être façonnés en trois dimensions ont été utilisés par les sculpteurs du passé. Le sable, les coquillages, le cristal de roche, le verre ont leur place dans l'histoire de la sculpture. Et cette longue tradition d'exploitation et d'expérimentation s'est perpétuée à l'age moderne... ».

Mais " cette place" des premiers matériaux dans la question de tes sculptures est toute autre. Elle se situe en dehors d'une chronologie. Elle se joue même du temps. Etrangement et naturellement pour toi elle désigne un objet perdu.
 Son luxe c'est un retour fantomatique aujourd'hui. Ta création même et l'artifice de ses propositions, si beaux. 

Saint-Louis-lès-Bitche Paris, 2010


*Rudolf Wittkower
Qu'est-ce que la sculpture?
Principes et procédures de l'Antiquité au XXème siècle
(1995 Histoire de l'art MACULA)